09 Mar

Schneider Ammann: le carton d’un ratage rhétorique

Rarement – la dernière fois devait remonter au sapin de Kandersteg par Adolf Ogi – rarement donc une allocution nationale avait fait autant parler d’elle. Après avoir fait rire la Suisse romande, l’espace francophone se gausse du discours du président de la Confédération à l’occasion de la Journée des malades.  Avant d’aller plus loin, la voici:

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Invité un peu dans l’urgence à donner mon avis sur cette vidéo par la RTS, j’ai donné quelques pistes, mais sans parvenir à synthétiser ma réflexion.

Voilà ce que j’aurais dû dire avec un peu plus de recul. Le rire et le buzz qui s’ensuit me semblent dus à quatre décalages au moins:

  • Le premier entre les moyens utilisés (allocution nationale à la télévision) et l’indigence du message (il n’est pas contre-indiqué de rire avec les malades)
  • Le deuxième entre l’émotion dite (rire, anecdotes personnelles légères, mais douleur des malades) et l’absence d’émotion montrée par Schneider-Ammann. Comment veux-tu faire pleurer le juge si tes yeux sont secs, se demandait Quintilien affirmant que montrer l’émotion était plus efficace que la dire… On peu appeler cela l’effet Droopy (ou Buster Keaton) involontaire.
  • Le troisième entre la représentation que l’on peut avoir du professionnalisme supposé du Président et de son équipe de com’ vs. l’image d’amateurisme de la vidéo (arrière-plan perturbateur – le gars qui lave la terrasse, le bruit du jet d’eau)
  • Le dernier entre le ton personnel, le message de bon sens et tout en empathie et bonhomie et l’intellectualisation (« même les scientifiques le confirment », « une étude de l’université de Zurich » etc.), le costard-cravate, l’attitude figée à l’exception de quelques sourcils qui se lèvent parfois

A cela s’ajoute évidemment le décalage inhérent à un Suisse allemand lisant du français sans en maîtriser les nuances et sans avoir testé un tel texte face à un francophone. Par exemple, l’inflexion qu’il faudrait avoir pour mentionner « aucune formation n’est nécessaire », argument hyperbolique pour dire que n’importe qui peut rire et faire rire, est livré comme une information sérieuse. Pour les connaisseurs de linguistique, la négation descriptive devient, par l’intonation, et peut-être aussi à cause du manque de reprise anaphorique du type « aucune formation n’est nécessaire pour cela« ), une négation polémique, niant un point de vue affirmant la nécessité d’une formation.

Analyse

Cet ovni discursif est aussi incroyablement mal structuré. Allez, je reprends le début du texte, phrase par phrase.

« Rire, c’est bon pour la santé, selon un dicton populaire. » Ok, une accroche qui en vaut une autre, qui donne un ton plein de bon sens et assez léger. Ce n’est pas du Bergson, bien entendu, mais d’accord, le qualificatif « populaire » (au lieu de dire « selon le dicton ») montre peut-être la volonté d’un message non prétentieux, convivial.

« Comme moi, vous en avez certainement déjà fait l’expérience. » On fait entrer les pronoms personnels dans la danse, convoquant de fait l’image de soi et les émotions de l’auditoire. Et on crée un effet d’attente avec l’étiquette « expérience », qui permet de se préparer à une jolie anecdote. Le ton léger du papy au coin du feu se confirme.

« Reste encore à savoir pourquoi on rit. » Whaaat? Pourquoi « reste encore » alors qu’on n’a pas encore commencé ? Et pourquoi surtout avoir besoin de comprendre pourquoi on rit ? Il faut rire ou analyser le rire ? Enfin, au lieu d’avoir une anecdote, on a le droit à un point de vue méta sur le rire en totale digression avec le ton donné jusqu’ici.

« Un rire cynique, qui vise à tourner une personne en dérision, ce n’est pas un bon rire, à mon avis. » Aïe. D’accord, c’est son avis et il a l’honnêteté de l’avancer comme tel. Mais classer le rire en catégories bonnes et mauvaises, c’est se donner une posture moraliste d’un autre âge. L’argument inséré dans une relative définit le rire cynique comme uniquement ad personam, ce qui paraît un peu naïf , fige la discussion par cette relative dite essentielle. Pourquoi donc prendre le risque de s’exposer ainsi et de casser le ton de proximité du début du discours ?

« En revanche, rire de bon cœur avec quelqu’un, c’est partager des moments de bonheur. » Une redéfinition de « rire de bon coeur », qui ne casse pas trois pattes à un canard, à la limite de la lapalissade. Et l’opposition par « en revanche » semble exclure l’idée que le rire cynique puisse être de bon cœur ou un moment de bonheur fondé sur le partage. Pourtant, à juger le nombre de partages de la vidéo de Schneider-Ammann ou du portrait qu’en fait le Grand journal, le rire cynique doit bien avoir quelque avantage…

« Même les scientifiques le confirment. » Pardon? Utiliser un argument d’autorité suprême, souligné par « même », pour appuyer par la science le fait que rire de bon coeur, c’est partager du bonheur? Si une telle étude existe, elle est digne de l’ig-Nobel 2016. On comprendra plus tard qu’il fait allusion à l’effet du rire sur la santé; du moins, j’imagine. Mais renforcer une lapalissade par un argument d’autorité est une dépense d’énergie quelque peu inutile. Cela dit, on attend une élaboration de la dernière phrase : que disent les scientifiques?

« Vous allez peut-être vous demander pourquoi le président de la Confédération parle du rire en cette Journée des malades – comme si une personne gravement malade avait envie de rire. » Bam, une nouvelle fois, l’attente créée est rompue : les preuves scientifiques annoncées sont oubliées. On attaque ici le noeud du discours: pourquoi parler? Notons la reprise du pronom « vous » et l’usage de l’interpellation, qui rompt une nouvelle fois avec le paragraphe précédent. Notons aussi qu’au lieu d’évoquer un paradoxe à un niveau général  (par ex. « est-il décent d’envisager le rire et d’en parler devant des douleurs insondables? »), Schneider Ammann mobilise un indéfini dans une phrase incidente. Il y a là un manque d’efficacité patent. On a l’impression que la phrase incidente n’est pas la réponse à la question envisagée (« vous allez vous demander ») ou, en tout cas, qu’elle n’est pas complète. Or, aucune autre réponse ne sera donnée.

« Pourtant, l’effet thérapeutique de l’humour est désormais largement reconnu. » Le connecteur « pourtant » nie une conclusion préalable qui serait « le rire n’a rien à faire avec la santé », mais cette conclusion, réponse allusive à l’interrogation posée avec la phrase précédente, est implicite. En tant que telle, elle suscite donc un effort cognitif pour que les liens de raisonnement soient clairs. A nouveau, on peut déplorer un manque d’efficacité important. D’autant que, sur le plan sémantique, la large reconnaissance fait sans doute allusion aux études scientifiques, mais deux phrases plus haut. Sauf que…

« Je songe notamment aux clowns de la fondation Theodora qui, depuis plus de 20 ans, rendent visite à des enfants hospitalisés. » Troisième problème de transition : comment peut-on passer de « largement reconnu » à « je songe aux clowns » ? « Largement reconnu » créait un climat de pertinence qui devait mobiliser un « ils » plutôt qu’un « je », autrement dit « les scientifiques » ou « les études » dans la suite immédiate. Cette attente contraste par le choc sémantique entre « scientifiques » et « clowns ». En outre, cela conduit à devoir faire un effort cognitif encore plus important que le précédent, dans la mesure où « largement reconnu » semble ici justifié par … un exemple. On doit donc anticiper au moins un deuxième exemple, tout en se demandant qui pourrait être l’agent de la reconnaissance si ce ne sont pas des études scientifiques.

« Et cela marche : comme par magie, les visages des petits malades s’illuminent d’un sourire. » ici, le pathos va dominer, par la grâce d’une comparaison (« comme par magie ») et d’une métaphore usée (« s’illuminer »). On est assez loin d’une reconnaissance générale, mais l’exemple particulier qui se généralise est une astuce rhétorique intéressante. La sémantique de l’enfance est renforcée par le monde de la magie, le scientifique fait donc place à l’extraordinaire de la magie dans un mélange de registres décidément étrange. L’usage de l’épithète « petits » (au lieu de dire « les visages des enfants malades » par exemple) n’est pas que descriptif, mais fait vibrer l’affect connoté par le petitesse et la fragilité. S’il n’y avait pas l’attitude figée du président, une pause indue entre le verbe et le complément et une erreur de langue (« une sourire », dit-il), l’effet aurait été assez fort et relativement touchant. Encore que cadrer cet exemple  de manière très fonctionnelle (« cela marche ») nuit un peu à l’atmosphère magique…

Je cesse là mon analyse rapide, mais ne cesse de m’étonner de maladresses à plusieurs niveaux (textuel, rhétorique, communicationnel). Même si on peut se demander comment un tel ovni médiatico-politique a pu passer tous les filtres, le fait que tout ne soit pas calibré et calculé dans la communication politique suisse, la fraîcheur un peu naïve de ce genre d’exemple n’est en revanche pas pour me déplaire par rapport au conformisme de bon aloi et aux calculs raisonnées de marketing politique que l’on trouve ailleurs…

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29 Nov

La démocratie en danger?

Il y a quelque chose de pourri dans la démocratie suisse. Encore une initiative populiste acceptée, encore un vote fait de peur et de ressentiment, encore une initiative socialiste balayée alors qu’elle séduisait dans un premier temps. Que faire? Est-on impuissants? Le peuple a toujours raison, proclament certains. Vraiment ? Les limites de la démocratie sont touchées lorsque ce n’est plus une démocratie éclairée.

Il y a quelque chose de navrant de voir le parti socialiste se défendre selon le mode : on n’a pas assez d’argent pour les campagnes de votation. Il est vrai que les moyens sont disproportionnés, comme l’a finement observé Piques et Répliques. Mais l’argument est-il suffisant ? Si on en croit Christian Levrat, président du parti socialiste suisse, s’il avait le portemonnaie d’economiesuisse ou de l’UDC, il gagnerait aussi les votations. Le rapport de causalité est donc très simple : plus tu as d’argent, plus tu gagnes les votations. Si cela est vrai, alors le fameux modèle démocratique suisse n’est qu’une apparence derrière laquelle se cache une ploutocratie. Le pouvoir aux riches !

Mais cela ne suffit pas pour assurer le passage de l’argument à la conclusion. Si l’argent peut acheter le vote mais que les citoyens sont quand même libres de voter et non corrompus, l’argumentation socialiste signifie que les citoyens sont une masse manipulable à merci, une masse abrutie qui réagit comme un chien de Pavlov. Evidemment, le parti socialiste ne peut pas défendre cela en public. Ce n’est pas politiquement correct. Quand un sociologue de droite comme Uli Windisch déclare qu’il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles et écouter la voix du peuple, il est dans une meilleure position qu’un politicien de gauche qui doit se contenter de sous-entendre que la démocratie est une ploutocratie et encore plus cacher que la démocratie est devenue une démagocratie.  Les élites commencent à tenir des discours anti-démocratiques bien compréhensibles : nombreuses sont les voix qui s’élèvent en France comme ailleurs pour dire « heureusement que le peuple ne peut pas systématiquement voter sur tout ». A la commission européenne, certains évoquaient hier anonymement leur sentiment d’un excès de démocratie en Suisse. L’idéal démocratique chancelle.

Oui, mais le fric peut-il tout expliquer ? Non.  D’abord, l’explication est simpliste et ne rend pas justice au pouvoir indirect et limité de la propagande. Elle se défausse d’un problème beaucoup plus important qui est la question de la formation d’une opinion éclairée. Si on veut continuer à croire à l’hyper-démocratie helvétique, il faut analyser les causes plus finement que cela.

D’abord, le rôle des médias. Si on admet que les médias aiment créer des débats avec des avis contraires et que cela fait au moins 16 votations où l’UDC est seule contre tous les autres partis depuis les années 2000, il est clair que le parti est surreprésenté dans les médias par un dispositif présentant un représentant de l’UDC contre un autre politicien d’un quelconque parti. Même si la grande majorité des journaux lutte dans ses éditoriaux contre l’UDC, l’espace de débat est lui, mathématiquement, à l’avantage du parti populiste. Deuxièmement, la logique spectaculaire du débat, au détriment de la logique citoyenne, favorise un terreau populiste en privilégiant le simple, l’univoque et l’émotionnel, ne serait-ce que dans la sélection des nouvelles. Attention, n’y voyons pas là une critique simpliste battue et rebattue des médias : moi le premier, quand je bosse comme journaliste, j’écarte les sujets compliqués et je traite des faits divers sanglants ; il y a des logiques commerciales qu’on ne peut pas esquiver sans faire preuve d’un angélisme naïf. Mais mon rôle, dans le média où je travaille, est de diffuser et de hiérarchiser l’information. Il n’est la plupart du temps pas possible de prendre du temps pour expliquer, décrypter, analyser et le faire de manière attrayante. Aujourd’hui, les émissions de vulgarisation scientifique, comme Impatience sur RSR ou ce que fait TSR découverte, semblent bien fonctionner. Mais il n’y a pas vraiment d’équivalent dans la vulgarisation politique. Débats et interviews me paraissent privilégiés en lieu et place de décryptage et d’explication dans une démarche de vulgarisation qui consisterait à rendre simple la complexité du terrain politique ; à ma connaissance, seule une émission comme « le dessous des cartes » adopte cette posture-là .

Ensuite, le rôle de l’éducation. Dans les écoles, il n’est pas autorisé au professeur d’exprimer des opinions politiques. Soit, mais alors il faut donner les moyens aux écoliers de pouvoir analyser les arguments présentés et se former librement une opinion. Si j’enseigne et j’étudie la rhétorique, c’est pour justement avoir et donner les moyens d’analyser l’efficacité du discours avec ses appels à la peur et ses différents matraquages et percevoir à travers le brouillard rhétorique, qui est de bonne guerre, la pertinence des arguments et la hiérarchie des valeurs. Mais ce travail critique demande du temps et de la prudence. Et cela demande aussi des moyens pour enseigner l’autodéfense intellectuelle.

Au final, c’est bien une question de fric. Non pour des campagnes dont le parti socialiste semble surestimer l’efficacité, mais pour donner aux médias et à l’éducation des outils de critique éclairée. Si j’avais du temps et des moyens, je créerais un site Internet proche de cequeludcvouscache, mais qui aurait plus de gages de transparence, de neutralité et d’indépendance et qui critiquerait les partis de quelque bord qu’ils soient. Il faut aujourd’hui des outils fiables, non partisans, qui puissent raisonnablement éclairer les citoyens. Certains disent aujourd’hui qu’il ne sert plus à rien d’argumenter, que toutes les tentatives de persuasion sont vouées à l’échec. Mais la démocratie a besoin de croire que dépasser cette désillusion, elle a besoin de montrer que ce n’est pas à coups de campagnes chocs et coûteuses qu’elle se règle, au bénéfice de certains et au détriment de l’intérêt général.