11 Jan

Excuse mon hortograf…

La télévision suisse romande a récemment fait un reportage sur le niveau de l’orthographe, pour lequel j’ai été interrogé et une partie de mon cours filmée (la seule séance du semestre consacrée à cet aspect) – voir ici. De par la réaction de quelques proches, ceux qui sont à l’aise avec l’orthographe comme ceux qui craignent de faire des fautes quand ils m’écrivent, j’ai pensé utile d’éclaircir un peu ma position sur ce sujet complexe, dont, par ailleurs, je ne suis pas un spécialiste. Il se trouve que, depuis que je donne des cours d’écriture universitaire, c’est le seul aspect sur lequel je me fais régulièrement interroger – et c’est assez significatif.

Oui, ça baisse

Dire que le niveau d’orthographe a baissé depuis une vingtaine d’années n’est plus une antienne de vieux nostalgique qui ressasse son bon vieux temps. C’est une réalité scientifique établie par Danièle Manesse et Danièle Cogis (« Orthographe, à qui la faute ? » en 2007). Les causes sont multiples et il faut bien mesurer que le niveau en informatique, pour ne prendre qu’un exemple, n’a probablement cessé d’augmenter, lui, pendant le même laps de temps ; ne généralisons pas sur la nullité de la jeunesse, de grâce. Compétences plus diversifiées, loisirs moins orientés sur la lecture, mais aussi, d’après ce que j’en sais et d’après mon expérience de père, une focalisation moins forte sur la dictée et sur la rédaction dans les cours de français font probablement partie des causes, au premier rang desquelles figure tout bêtement une diminution très nette des heures d’enseignement consacrées au français depuis plus d’un siècle.

D’une certaine manière, je trouve assez heureux que l’on relâche une bride tenue excessivement serrée – doit-on vraiment avoir une orthographe impeccable quand on rédige sur un Post-it une liste de tâches ?  L’exigence orthographique ne peut plus être absolue, quand bien même elle a été un repère pendant des années. Il faut désormais assumer les conséquences des heures d’enseignement de français perdues (l’équivalent de 3 ans d’enseignement entre 1900 et 1990 pour l’école obligatoire si ma mémoire d’une info que je ne retrouve plus est bonne). Certes, je déteste commettre des fautes, même dans mes SMS, car je considère que je me montre ainsi irrespectueux de ma langue et de son histoire, mais je déplore dans le même temps qu’on en fasse toujours une valeur-étalon. Il existe par exemple des concours en France exigeant la rédaction d’une note de synthèse pour s’inscrire dans un institut universitaire en droit, et pour laquelle dix fautes d’orthographe, y compris l’absence de points sur les i, dans une épreuve par ailleurs très dense, conduisent à l’échec. Et l’on précise que plus de la moitié des copies échouent pour ce motif. J’y vois une réminiscence de l’orthographe-étalon, où un critère, pas forcément le plus important pour le métier visé, a un poids disproportionné. A l’heure où les correcteurs d’orthographe se multiplient et sont de plus en plus performants, alors que l’on a tous vécu le fait de relire plusieurs fois un texte et de ne pas avoir « vu » une faute pourtant énorme, alors qu’il est assez souvent possible de faire relire des textes, des personnes souffrant de dysorthographie, même brillantes et passionnées par le droit, ne parviendront pas à accéder à une telle formation. Et ne parlons pas des récents immigrés en terre francophone, qui se débattent comme ils peuvent, mais accusent une bonne dizaine d’années de retard dans l’apprentissage de la langue. Il est évident que la déficience orthographique sera rédhibitoire pour certains postes et il y a intérêt à ce qu’elle le soit pour que le niveau ne s’effondre pas plus, mais faut-il pour autant écarter des aspirants policiers prometteurs sur la base de ce seul paramètre ? Sanctionner les fautes d’orthographe – certes, il voir les seuils qui ont été fixés – est sensé, mais au nom de quoi leur donne-t-on un poids différent par rapport à d’autres erreurs ? Il m’est arrivé de voir des textes parfaitement bien orthographiés, mais mal argumentés, mal structurés et à la limite du compréhensible. Eh bien, je préfère l’inverse…

 Orthographe et émotion

Le problème de l’orthographe, c’est que c’est aussi une question passionnelle. Malheur aux vaincus. La maîtrise du français est souvent un « argument » pour démolir celui qui a eu le malheur de commettre des erreurs de français dans son message sur tel ou tel forum Internet. On se gausse de celles et ceux qui commettent des fautes ; on cherche à leur faire honte ; on met au pilori les textes publics qui en contiennent. L’excès dans les imprécations est fréquent : non loin d’« orthographe », on trouve « truffé de » ou « bourré de » sinon l’idée d’un « massacre » à arrêter. Les insultes ne manquent pas (le « putain » de Bescherelle ta mère, par exemple), le mépris s’affiche assez ouvertement: c’est alors que la dimension morale de la faute prend tout son sens par rapport à l’erreur vénielle et pardonnable. On peut faire une erreur de calcul, mais on fait une faute d’orthographe. N’en doutons pas, cette stigmatisation fonctionne : il n’est pas rare de voir des personnes ayant une piètre orthographe exprimant de la honte ou de la gêne, se plaignant d’être pris pour des nuls. Certains pourront se dire que cela aide à faire plus attention ou à apprendre. Mais est-ce la bonne méthode ? A-t-on envie de se lancer dans un terrain que l’on sait miné (« les pièges de la langue ») ? Et dans un terrain que l’on sait non maîtrisable dans l’absolu – qui ne commet aucune faute dans les dictées de Pivot ?

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L’orthographe n’est pas qu’une norme de la langue, c’est une norme sociale. Or, cette dernière norme évolue assez peu : si cela reste une valeur-étalon, si on ne cesse d’attester qu’une lettre de motivation ou un curriculum vitae en contenant est un critère de classement vertical pour l’entretien d’embauche, on creuse le gouffre entre l’exigence sociale et la perte des heures de français consacrées à l’orthographe. Dès lors, on a tout intérêt à savoir maîtriser la langue quand c’est nécessaire et aller au-delà de ce que l’école peut actuellement fournir.

On peut même dire – et je m’excuse de toujours tout ramener à cela – que l’orthographe, c’est aussi de la rhétorique. Une piètre orthographe est souvent prise comme indice pour construire une image de quelqu’un. Pas étonnant qu’on recommande partout de faire attention au français quand on écrit un CV ou une lettre de motivation (ici, par exemple). Mais cette unanimité se lézarde. Il est frappant de constater par exemple la coexistence d’un double discours: celui de l’exigence absolue et celui de la relativité des fautes. Plusieurs collègues, dans des disciplines enseignées en français, affirment ainsi ne pas tenir compte de l’orthographe tant qu’elle ne nuit pas à la compréhension du propos. Mais, d’autres renvoient les « torchons » aux auteurs et exigent une orthographe impeccable avant de corriger. Deux poids, deux mesures pour un même étudiant déboussolé. La co-existence de telles attitudes devant la faute illustre sans doute un changement de mentalité sur la question de l’orthographe – la norme sociale n’est plus absolue -, mais il serait risqué, à mon sens, que n’importe quel scripteur se fonde sur la norme la moins contraignante lorsqu’il connaît mal les destinataires de son écrit. J’entends trop souvent des étudiants affirmer qu’ils font certes des fautes, mais que ce qui compte, au final, c’est ce qu’ils racontent. Ce faisant, ils prennent un risque sur le plan de l’efficacité discursive qui me semble disproportionné et peinent à comprendre, avec de tels propos, que les fautes ne sont pas « juste des fautes », pas graves, mais aussi des indices qui sont reliés à une forme de représentation que l’on se fait du sérieux dans le travail, voire, et c’est malheureux, de l’intelligence de l’auteur.

 Le poids des fautes

La faute est-elle vraiment toujours un indice de négligence ? Je suis vraiment surpris, depuis que je m’intéresse de loin à la chose, par un discours peu nuancé sur les fautes : toutes semblent avoir le même poids – jusqu’à l’oubli des points sur les i comme on l’a vu. Je suis intimement persuadé, sur le plan rhétorique de la réception d’un texte mal orthographié, qu’il existe une échelle de gravité des fautes. A part quelques puristes, il serait assez étonnant qu’on sanctionne « je vais pallier à ton absence » – au lieu de « je vais pallier ton absence » – tant il n’est pas évident que l’évaluateur lui-même sache la construction grammaticale de ce verbe dont l’usage fautif est plus fréquent que l’usage correct. Il serait encore plus étonnant que l’on remarque la mauvaise orthographe de syzigies (cela s’écrit « syzygies ») tant le terme est rare.

En revanche, « Mon fils à trouver une bague dans le jardin » fera probablement hurler plus d’une personne. Il existe à mon avis des fautes bien plus stigmatisantes que d’autres – les homophones « a » et « à » en font partie ainsi que les verbes en finale –é, -er, -ez. Quoique fautes au même titre que les autres, elles sont facilement perçues comme graves et ont un potentiel de déflagration plus fort, sans doute parce que l’on apprend depuis la petite scolarité les distinctions entre le verbe « avoir » et la préposition « à » ou le truc mnémotechnique « vendre ou vendu ». Commettre encore de telles fautes après des dizaines d’années de scolarité sera facilement perçu comme une négligence crasse, un irrespect fondamental tant pour la langue que pour le destinataire d’un tel message. Et donc, non, on ne peut pas s’en foutre, Monsieur, du moment que l’on me comprend. Car de telles erreurs se voient comme un nez au milieu de la figure : on ne voit plus qu’elles, ce qui diminue dans le même mouvement notre attention sur le reste, sur « ce qui importe vraiment ».

Et alors, comment?

Tant que l’orthographe est une norme sociale aussi rigide et donne lieu à des éclats émotionnels aussi forts, elle reste importante à pouvoir maîtriser en certains contextes. Comment faire dès lors face à la baisse du niveau ? Faut-il une solution politique ?

Ma position est la suivante : l’orthographe exige moins une forme de perfection inatteignable en tout temps et en tout lieu qu’une forme de vigilance critique à rendre saillante en certains contextes. Olivier Houdé, dans son « Que sais-je ? » sur le raisonnement, évoque évidemment les sciences cognitives qui déterminent deux systèmes de rationalité : le système lent, procédurier, attentif au détail et le système rapide, nettement moins fiable, mais moins chronophage. Il y ajoute cependant un troisième système, qui exerce une forme de vigilance par rapport aux erreurs que l’on peut commettre avec le système rapide. Houdé prend un exemple de formulation de problème de mathématiques (voir aussi ici), mais on peut, je pense, le transposer à la question de l’orthographe. Si on ne se souvient pas précisément des règles ou si on n’y prête pas une attention particulière, parce que l’on est par exemple concentré sur le contenu du message, on se contente souvent d’impressions – parfois on écrit deux versions d’un même mot pour voir la graphie qui nous semble la plus jolie. C’est donc le système rapide et intuitif qui agit ici. Le minimum souhaitable pourrait être que des alarmes se déclenchent dans le système vigilant. A chaque fois que l’on écrit « après que », plutôt que de savoir la règle ou de se la répéter comme un mantra que l’on oubliera peut-être – « après que » demande l’indicatif (« après qu’il est parti »; si, je vous l’assure) – il faudrait créer des exercices non pour mémoriser la règle, mais pour qu’une sonnette d’alarme mentale se déclenche, nous invitant à prêter attention à cette chose que l’on sait piégeuse ou contre-intuitive et nous incitant à bloquer le système rapide pour contrôler nos intuitions. Plutôt qu’apprendre des solutions, il me paraît plus pédagogique d’apprendre à repérer des problèmes potentiels.

Toujours dans mon monde idéal, je rêverais que l’on remplace la peur des fautes et la honte de les avoir commises – héritage historique de la dictée comme exercice suprême – par le plaisir de la découverte et l’éveil de la curiosité. Attention, autant je me permets de tancer les négligents en certains contextes importants (je rassure mes amis: pas dans les SMS que je reçois) et de leur montrer à quel point leur négligence peut être affiliée à un manque de respect, autant j’invite les personnes en peine avec l’orthographe à se l’approprier comme un terrain de jeu et non comme ce terrain de guerre où l’on peut perdre sa face et son honneur.

Je ne suis pas pédagogue et ne proposerai donc pas de solutions pour l’enseignement de l’orthographe, mais on peut penser à quelques astuces:  mettre un dictionnaire de pièges orthographiques dans les lieux d’aisance et le zieuter à chaque fois que la nature nous contraint à y poser notre séant; s’abonner à une page Facebook qui envoie chaque jour une phrase contenant une faute d’orthographe à localiser;  s’amuser à chercher un mot difficile à orthographier en feuilletant un dictionnaire étymologique (celui que vous aurez placé à côté du dictionnaire des pièges) pour découvrir par exemple que, comme « policlinique » vient du grec polis (la ville) et non de polus (nombreux), on n’écrit pas « polyclinique »… J’ai le sentiment que le goût de la langue ne vient pas du goût des règles mais du goût de l’histoire que ces règles cristallisent. Je pense aussi que s’interroger par petites doses devant une spécificité orthographique, la raconter à d’autres, l’inscrire ainsi dans une mémoire anecdotique et historique permet de mieux ancrer sinon la règle ou le piège, du moins le fait qu’il faut se méfier lorsqu’on accorde, par exemple, « tel » ou « tel que »…

Coda

Au moment où je mets en ligne cette réflexion, l’angoisse me taraude: contient-il une faute ?

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15 Jan

Rhétorique du poker

Après un an de tournois de poker hold’em, à raison d’un par mois environ – en live, contre une cinquantaine de joueurs, avec un stack de départ de 20’000 et des blindes augmentant toutes les 25 minutes, chacune de ces précisions étant importante -, j’estime m’en tirer plutôt bien, avec 7 tables finales en 14 tournois, dont six victoires, souvent avec un deal entre les deux ou trois premiers joueurs. L’occasion de réfléchir un peu sur ce jeu aussi intéressant que détestable et dire pourquoi la rhétorique m’aide beaucoup.

Philosophiquement parlant, le poker est d’une laideur incomparable. Il s’agit d’accumuler le plus de jetons, d’éliminer les plus faibles, de faire pression sur les autres, d’élaborer des mensonges et autres manipulations dans le seul but de gagner encore plus de jetons et de jouer avec les aléas d’un monde parfois injuste. Il n’y a pas plus sauvagement capitaliste que ce jeu. Bref, je serais incapable de devenir un professionnel du poker, à supposer que j’en aie les compétences – ce dont je doute.

Hormis ce cadre déprimant, le poker texas hold’em est un jeu magnifique. Si on considère les échecs comme le roi des jeux, c’est parce que la logique y est reine, mais j’estime que le poker représente la quintessence de la rhétorique. Or, à mes yeux, la rhétorique est une approche holistique de la rationalité pratique et humaine bien plus fascinante que la logique mathématicienne.

Quels liens entre poker et rhétorique ?

D’abord, le logos ou l’argumentation. Le poker est un jeu fondé sur un type de raisonnement qui est l’abduction ou le raisonnement par le signe. La façon de découvrir les cartes, de se positionner à table, de regarder l’adversaire ou le croupier, de jouer avec les jetons, d’annoncer son action sont autant de signes qui demandent à être interprétés (voilà pourquoi je ne joue pas sur Internet). On exerce là ce que les théoriciens de la persuasion appellent la voie périphérique : l’ensemble des petits signaux qui aident à persuader. En ce qui concerne la voie centrale qui demande un investissement en réflexion rationnelle, on pratique l’analyse précise des montants annoncés, de l’historique du jeu, des probabilités mathématiques de voir sa main gagner. En associant ces deux types d’informations, le joueur de poker doit faire ce qu’on appelle une inférence vers la meilleure explication. Autrement dit, l’abduction permet de déterminer quelle est la cause la plus probable expliquant l’ensemble des signes repérés et analysés. C’est à partir de ce calcul, qui n’a rien de certain, que l’on joue, en croisant les doigts dans l’espoir d’avoir vu juste.

L’ethos ensuite, ou l’image de soi dans le discours. Au poker, la question de l’image est fondamentale, tant l’image préalable que celle en train de se construire. Les bons joueurs créent une image d’eux ou sont conscients que leur image s’améliore (inspire plus de respect) ou se détériore et vont ajuster leur jeu en fonction de cela. Il y a d’ailleurs une étude à faire sur les catégorisations opérées en hold’em. Comme Aristote, qui repère dans sa Rhétorique des types sociaux (ou èthè) en fonction desquels le discours va changer – on ne s’adresse pas aux vieux et aux jeunes de la même manière – le poker classifie les joueurs par des métaphores très souvent animalières : les sharks (requins), les fish (menu fretin), les calling stations (celui qui ne fait que suivre, même avec rien), les donkeys (les ânes), les éléphants, les rocks, les serrures (ceux qui ne jouent que les mains exceptionnelles), mais j’ai aussi vu les chacals, les souris, etc. Là aussi, ce sont des classements en types d’images de soi qui n’ont rien de certain, mais sur lesquels on doit s’appuyer pour jouer – cela crée ce qu’on appellent en psychologie des heuristiques d’aides à la décision.  Ainsi, tout sexiste que cela soit, je m’appuie souvent et avec succès sur l’heuristique « Les femmes en général ne bluffent pas » pour jouer. C’est une composante de l’auditoire avec laquelle je compose, même si cette règle n’a, heureusement d’ailleurs, rien d’absolu. Tout cela met bien en évidence le rôle de l’auditoire et la co-construction d’un discours ou d’une histoire non seulement en fonction des représentations que l’on a de soi, des représentation que l’on a de son adversaire mais aussi de la représentation que l’on imagine que l’adversaire a de soi ou de lui-même etc. La théorie de la schématisation de Jean-Blaise Grize met particulièrement en évidence ces questions de préconstruits culturels, d’images et de représentations, de co-constructions de discours.

Le pathos pour continuer ou la question des émotions. C’est là un des grands pièges du poker. Prendre une suite de mauvais coups conduit au « steaming » – l’état d’ébullition – voire le tilt : on se met à jouer n’importe comment sans tenir compte du logos. Hier, j’ai discuté avec un gars qui suit un tapis énorme avec roi-valet contre un as-valet en essayant de comprendre pourquoi ce type qui n’a joué que des mains excellentes jusque-là et gagné toutes ses confrontations pouvait se mettre en danger avec une main aussi faible. Il m’a dit qu’il était fatigué d’avoir reçu pendant une heure des mauvaises mains et qu’il commençait à craquer. Explicitement conscient de ce sentiment et malgré un tapis certes réduit, mais encore susceptible de faire peur, il m’a donné quand même tous ses jetons le coup suivant en allant à tapis avec Valet-8 dépareillés: pur tilt. Ne plus retrouver son calme, perdre sa capacité de concentration, refuser de faire le dos rond ou de quitter le table un instant, espérer un flop miraculeux pour revenir au stade d’avant la perte lourde subie sont les conséquences d’une gestion des émotions extrêmement difficile. Ce tourbillon émotionnel, qui peut se manifester de manière exubérante – combien de fois je vois des joueurs bruyamment s’auto-congratuler d’avoir joué de manière objectivement catastrophique -, est un à-côté, parfois pénible à vivre, du poker – où les véritables gentlemen ne sont pas en majorité. On peut aussi mal gérer des émotions positives: tomber amoureux de ses cartes et aller jusqu’au bout du coup, même si le flop n’est pas favorable. Mais s’il faut parvenir à maîtriser les émotions tant négatives que positives, il faut aussi les construire. Tout l’art est de susciter l’envie de suivre quand vous avez une main forte ou créer la peur de vous suivre quand vous avez une main faible. Quel montant investir pour cela ? Quelle attitude vocale et corporelle adopter pour s’adapter au scénario voulu ? Voilà des questions qui me travaillent constamment autour d’une table. Le plus délicat, difficile et fascinant étant lorsque les émotions font douter de la raison: votre analyse vous dit que l’autre bluffe, mais avez peur de le relancer au cas où il ne blufferait quand même pas…

Le kaïros, ou le moment pour persuader. Le poker, c’est aussi du storytelling: il faut raconter à chaque coup une histoire qui sonne crédible. Hier, j’ai gagné un bluff monstrueux, parce que la série de coups faite montrait à mon sens que j’avais touché la meilleure paire du tableau, alors que je n’avais absolument rien. Mais le gars a hésité pendant un temps interminable durant lequel j’essaie de rester aussi illisible que possible; il a failli me laisser avec un jeton de 1000: j’avais joué trop gros pour rentabiliser mon coup et je me suis rendu compte être suspect de bluff. Mais j’ai avancé 92000 jetons et il en avait encore 91000 : soit il suivait et se retrouvait en bonne position pour gagner le tournoi, soit il était éliminé. Mon histoire était peut-être pas très bien racontée, mais elle restait plausible et inquiétante. Sagement, il s’est couché. J’avais compensé ma faible histoire par un bon sens du kaïros, autrement dit, la perception du moment favorable. En effet, nous n’étions plus que 7 à table et seuls les 6 premiers repartaient avec des gains. Même s’il l’a regretté par la suite et s’est mis à moins bien joué, me suivre alors qu’il n’avait que la 2eme paire du tableau était clairement un risque trop grand. Il est capital à mon sens de sentir le moment où un bluff peut passer et de raconter une histoire du début à la fin du coup. Certains tentent brutalement un bluff énorme sur la dernière carte : l’histoire n’est pas crédible et sent le tirage couleur ou suite manqué. Bien des commentateurs de poker utilisent d’ailleurs fréquemment la critique du mauvais timing. Evidemment, il y a là une prise de risque qui peut coûter très cher: faire un bluff quand votre adversaire a une main monstrueuse conduit souvent à l’élimination. Raison pour laquelle je veux absolument être le plus gros tapis à table et me donner les moyens de résister à un mauvais sens du kaïros…

Enfin, le poker est de la pure rhétorique, parce qu’il y a toujours une part d’impondérable. La beauté du jeu consiste à jouer avec cela. Il n’y a aucune garantie que les tentatives de persuasion au poker réussissent à tous les coups, de même qu’il n’y a aucune garantie qu’un orateur même habile puisse persuader à tous les coups. Parfois, et c’est le plus frustrant, c’est parce que l’essai était raté, les techniques de persuasion mal appliquées, la situation ou les adversaires mal analysés ou pas assez bien cernés. Parfois, la chance ou la malchance s’en mêle. Oui, j’ai gagné hier avec ma paire de neuf contre une paire de rois parce que j’ai trouvé un brelan au flop. Je n’en suis pas fier, car j’ai mal joué le coup, mais je me suis aussi souvent retrouvé de l’autre côté de ce coup, encaissant un « bad beat » frustrant, celui qui avait pourtant 82% de chances de gagner. La croyance en un monde juste en prend un (nouveau) coup. On se dit alors que même de Gaulle, le 24 mai 68, s’était fourvoyé dans son discours pour calmer les manifestations estudiantines. Et que le 30 mai, son discours avait fait taire les contestations. Sur le long terme, de Gaulle reste un orateur brillant. Un joueur de poker, même en jouant de manière optimale, peut échouer un soir, mais, sur le long terme, sa maîtrise des techniques, son sens du jeu, en fera un gagnant. Reste que cette partie ingérable du poker donne au jeu tout son sel et figure une réalité moins déconnectée du monde que le jeu des échecs. Reste que la partie ingérable de la rhétorique donne au pouvoir de persuasion tout son sel et représente la rationalité humaine de manière moins déconnectée du monde que la logique…

29 Nov

La démocratie en danger?

Il y a quelque chose de pourri dans la démocratie suisse. Encore une initiative populiste acceptée, encore un vote fait de peur et de ressentiment, encore une initiative socialiste balayée alors qu’elle séduisait dans un premier temps. Que faire? Est-on impuissants? Le peuple a toujours raison, proclament certains. Vraiment ? Les limites de la démocratie sont touchées lorsque ce n’est plus une démocratie éclairée.

Il y a quelque chose de navrant de voir le parti socialiste se défendre selon le mode : on n’a pas assez d’argent pour les campagnes de votation. Il est vrai que les moyens sont disproportionnés, comme l’a finement observé Piques et Répliques. Mais l’argument est-il suffisant ? Si on en croit Christian Levrat, président du parti socialiste suisse, s’il avait le portemonnaie d’economiesuisse ou de l’UDC, il gagnerait aussi les votations. Le rapport de causalité est donc très simple : plus tu as d’argent, plus tu gagnes les votations. Si cela est vrai, alors le fameux modèle démocratique suisse n’est qu’une apparence derrière laquelle se cache une ploutocratie. Le pouvoir aux riches !

Mais cela ne suffit pas pour assurer le passage de l’argument à la conclusion. Si l’argent peut acheter le vote mais que les citoyens sont quand même libres de voter et non corrompus, l’argumentation socialiste signifie que les citoyens sont une masse manipulable à merci, une masse abrutie qui réagit comme un chien de Pavlov. Evidemment, le parti socialiste ne peut pas défendre cela en public. Ce n’est pas politiquement correct. Quand un sociologue de droite comme Uli Windisch déclare qu’il faut arrêter de prendre les gens pour des imbéciles et écouter la voix du peuple, il est dans une meilleure position qu’un politicien de gauche qui doit se contenter de sous-entendre que la démocratie est une ploutocratie et encore plus cacher que la démocratie est devenue une démagocratie.  Les élites commencent à tenir des discours anti-démocratiques bien compréhensibles : nombreuses sont les voix qui s’élèvent en France comme ailleurs pour dire « heureusement que le peuple ne peut pas systématiquement voter sur tout ». A la commission européenne, certains évoquaient hier anonymement leur sentiment d’un excès de démocratie en Suisse. L’idéal démocratique chancelle.

Oui, mais le fric peut-il tout expliquer ? Non.  D’abord, l’explication est simpliste et ne rend pas justice au pouvoir indirect et limité de la propagande. Elle se défausse d’un problème beaucoup plus important qui est la question de la formation d’une opinion éclairée. Si on veut continuer à croire à l’hyper-démocratie helvétique, il faut analyser les causes plus finement que cela.

D’abord, le rôle des médias. Si on admet que les médias aiment créer des débats avec des avis contraires et que cela fait au moins 16 votations où l’UDC est seule contre tous les autres partis depuis les années 2000, il est clair que le parti est surreprésenté dans les médias par un dispositif présentant un représentant de l’UDC contre un autre politicien d’un quelconque parti. Même si la grande majorité des journaux lutte dans ses éditoriaux contre l’UDC, l’espace de débat est lui, mathématiquement, à l’avantage du parti populiste. Deuxièmement, la logique spectaculaire du débat, au détriment de la logique citoyenne, favorise un terreau populiste en privilégiant le simple, l’univoque et l’émotionnel, ne serait-ce que dans la sélection des nouvelles. Attention, n’y voyons pas là une critique simpliste battue et rebattue des médias : moi le premier, quand je bosse comme journaliste, j’écarte les sujets compliqués et je traite des faits divers sanglants ; il y a des logiques commerciales qu’on ne peut pas esquiver sans faire preuve d’un angélisme naïf. Mais mon rôle, dans le média où je travaille, est de diffuser et de hiérarchiser l’information. Il n’est la plupart du temps pas possible de prendre du temps pour expliquer, décrypter, analyser et le faire de manière attrayante. Aujourd’hui, les émissions de vulgarisation scientifique, comme Impatience sur RSR ou ce que fait TSR découverte, semblent bien fonctionner. Mais il n’y a pas vraiment d’équivalent dans la vulgarisation politique. Débats et interviews me paraissent privilégiés en lieu et place de décryptage et d’explication dans une démarche de vulgarisation qui consisterait à rendre simple la complexité du terrain politique ; à ma connaissance, seule une émission comme « le dessous des cartes » adopte cette posture-là .

Ensuite, le rôle de l’éducation. Dans les écoles, il n’est pas autorisé au professeur d’exprimer des opinions politiques. Soit, mais alors il faut donner les moyens aux écoliers de pouvoir analyser les arguments présentés et se former librement une opinion. Si j’enseigne et j’étudie la rhétorique, c’est pour justement avoir et donner les moyens d’analyser l’efficacité du discours avec ses appels à la peur et ses différents matraquages et percevoir à travers le brouillard rhétorique, qui est de bonne guerre, la pertinence des arguments et la hiérarchie des valeurs. Mais ce travail critique demande du temps et de la prudence. Et cela demande aussi des moyens pour enseigner l’autodéfense intellectuelle.

Au final, c’est bien une question de fric. Non pour des campagnes dont le parti socialiste semble surestimer l’efficacité, mais pour donner aux médias et à l’éducation des outils de critique éclairée. Si j’avais du temps et des moyens, je créerais un site Internet proche de cequeludcvouscache, mais qui aurait plus de gages de transparence, de neutralité et d’indépendance et qui critiquerait les partis de quelque bord qu’ils soient. Il faut aujourd’hui des outils fiables, non partisans, qui puissent raisonnablement éclairer les citoyens. Certains disent aujourd’hui qu’il ne sert plus à rien d’argumenter, que toutes les tentatives de persuasion sont vouées à l’échec. Mais la démocratie a besoin de croire que dépasser cette désillusion, elle a besoin de montrer que ce n’est pas à coups de campagnes chocs et coûteuses qu’elle se règle, au bénéfice de certains et au détriment de l’intérêt général.

07 Oct

Le populisme larvé des salaires exhibés

J’apprécie énormément le blog de Piques et Répliques. Dani fait un travail remarquable de relevé des problèmes, mais aussi des points forts de la presse contemporaine. Il tombe sur le râble des journaux gratuits assez souvent, mais l’attaque n’est jamais gratuite, elle. Elle est au contraire religieusement documentée, décrite. Comment parle-t-on de la Finlande dans un journal gratuit? Il trie deux ans d’articles sur le sujet et en sort les éléments pertinents. De quoi parle-t-on dans la rubrique Economie ? Il récolte les titres sur deux semaines et nous laisse juger. A l’inverse de bien des intellectuels ou autres experts qui livrent des analyses très générales fondées sur des impressions – travers dans lequel je suis parfois tombé, souvent sous pression des médias – Dani commence par décrire en toute impartialité, par mettre les faits sur la table.

Dans son dernier billet, celui sur la rubrique Economie, il a relevé des titres tous intéressants  à divers titres (aucun par exemple qui expliquerait par le menu les enjeux et les causes de la crise boursière), mais certains montrent des récurrences étonnantes. Je cite:

– En une année, Bill Gates a perdu 6,3 milliards (Bill Gates chantant avec une guitare)

– Daniel Vasella gagne 82111 francs par jour ! (3 patrons souriants)

– Grâce à Titeuf, Zep s’est offert une propriété de 13, 2 millions de francs au coeur de Genève (La propriété)

– Combien gagne Bertrand Delanoë (Photo de l’intéressé)

– En 2007, leurs parfums ont rapporté 600’000 francs par jour aux Beckham (Les époux Beckham)

– Les patrons des sociétés de la Bourse suisse gagnent en moyenne 25’750 francs par jour

Nous avons donc 6 titres sur 14 jours qui portent sur les salaires ou la fortune des stars ou des patrons. Cette fréquence me semble si élevée qu’il peut difficilement s’agir de coïncidences. C’est donc que le sujet est considéré comme interpellant – ce qui est d’autant plus remarquable que la Suisse est connue pour le tabou sur l’argent. Demandez à votre voisin le salaire qu’il a et il y a de fortes chances qu’il vous regarde de travers. A part Gates qui voit sa fortune s’effondrer, il s’agit plutôt de donner le tournis avec des chiffres qui sont très souvent présentés en termes journaliers. A quoi cela sert? A qui profite l’exhibition de tels chiffres? Lire la suite

30 Sep

Peut-on faire du populaire de qualité? A propos du Matin nouveau

Je l’avoue, la lecture, dans Le Matin dimanche, de l’interview de la première rédactrice en chef d’un journal romand, Ariane Dayer, me faisait craindre le pire. A la lecture du premier numéro sous sa responsabilité et avec le nouvel habillage du Matin orange, l’ouragan qui s’annonçait à été rétrogradé en petite tempête.

Dimanche, Ariane Dayer confiait qu’elle aimerait pour sa première édition « un fait divers suisse mais sous le biais d’un témoignage fort ». Quant au people, ses propos étaient pour le moins clairs: « Mais je lis le people! Mon intention n’est pas de rhabiller les femmes. Nous sommes toutes obsédées, aujourd’hui, par notre sphère intime. Le people nous permet de nous projeter: est-elle mieux foutue que moi? ». Au lieu de chercher à combattre ce qui est décrit comme une obsession (a priori malsaine), elle veut l’entretenir, la développer.

On ne scie pas la branche sur laquelle on vient de s’asseoir et il est certain qu’Ariane Dayer n’allait pas pouvoir changer l’essence même du journal populaire – faits divers, people, sexe, sport sous l’angle humain. On ne peut pas demander au Matin de devenir le Temps. Mais ce qui m’inquiétait vraiment dans son propos, c’était l’idée qu’on allait refaire toujours plus de la même chose plutôt que faire autre chose. Aussi ai-je acheté le Matin nouvelle formule avec les épaules empreintes de lassitude résignée. Quand j’ai dû sortir 2 francs 20 tout en voyant cette Une désastreuse, j’ai failli laisser tomber. Et acheter un chocolat pour ses vertus anti-dépressives. Lire la suite