La télévision suisse romande a récemment fait un reportage sur le niveau de l’orthographe, pour lequel j’ai été interrogé et une partie de mon cours filmée (la seule séance du semestre consacrée à cet aspect) – voir ici. De par la réaction de quelques proches, ceux qui sont à l’aise avec l’orthographe comme ceux qui craignent de faire des fautes quand ils m’écrivent, j’ai pensé utile d’éclaircir un peu ma position sur ce sujet complexe, dont, par ailleurs, je ne suis pas un spécialiste. Il se trouve que, depuis que je donne des cours d’écriture universitaire, c’est le seul aspect sur lequel je me fais régulièrement interroger – et c’est assez significatif.
Oui, ça baisse
Dire que le niveau d’orthographe a baissé depuis une vingtaine d’années n’est plus une antienne de vieux nostalgique qui ressasse son bon vieux temps. C’est une réalité scientifique établie par Danièle Manesse et Danièle Cogis (« Orthographe, à qui la faute ? » en 2007). Les causes sont multiples et il faut bien mesurer que le niveau en informatique, pour ne prendre qu’un exemple, n’a probablement cessé d’augmenter, lui, pendant le même laps de temps ; ne généralisons pas sur la nullité de la jeunesse, de grâce. Compétences plus diversifiées, loisirs moins orientés sur la lecture, mais aussi, d’après ce que j’en sais et d’après mon expérience de père, une focalisation moins forte sur la dictée et sur la rédaction dans les cours de français font probablement partie des causes, au premier rang desquelles figure tout bêtement une diminution très nette des heures d’enseignement consacrées au français depuis plus d’un siècle.
D’une certaine manière, je trouve assez heureux que l’on relâche une bride tenue excessivement serrée – doit-on vraiment avoir une orthographe impeccable quand on rédige sur un Post-it une liste de tâches ? L’exigence orthographique ne peut plus être absolue, quand bien même elle a été un repère pendant des années. Il faut désormais assumer les conséquences des heures d’enseignement de français perdues (l’équivalent de 3 ans d’enseignement entre 1900 et 1990 pour l’école obligatoire si ma mémoire d’une info que je ne retrouve plus est bonne). Certes, je déteste commettre des fautes, même dans mes SMS, car je considère que je me montre ainsi irrespectueux de ma langue et de son histoire, mais je déplore dans le même temps qu’on en fasse toujours une valeur-étalon. Il existe par exemple des concours en France exigeant la rédaction d’une note de synthèse pour s’inscrire dans un institut universitaire en droit, et pour laquelle dix fautes d’orthographe, y compris l’absence de points sur les i, dans une épreuve par ailleurs très dense, conduisent à l’échec. Et l’on précise que plus de la moitié des copies échouent pour ce motif. J’y vois une réminiscence de l’orthographe-étalon, où un critère, pas forcément le plus important pour le métier visé, a un poids disproportionné. A l’heure où les correcteurs d’orthographe se multiplient et sont de plus en plus performants, alors que l’on a tous vécu le fait de relire plusieurs fois un texte et de ne pas avoir « vu » une faute pourtant énorme, alors qu’il est assez souvent possible de faire relire des textes, des personnes souffrant de dysorthographie, même brillantes et passionnées par le droit, ne parviendront pas à accéder à une telle formation. Et ne parlons pas des récents immigrés en terre francophone, qui se débattent comme ils peuvent, mais accusent une bonne dizaine d’années de retard dans l’apprentissage de la langue. Il est évident que la déficience orthographique sera rédhibitoire pour certains postes et il y a intérêt à ce qu’elle le soit pour que le niveau ne s’effondre pas plus, mais faut-il pour autant écarter des aspirants policiers prometteurs sur la base de ce seul paramètre ? Sanctionner les fautes d’orthographe – certes, il voir les seuils qui ont été fixés – est sensé, mais au nom de quoi leur donne-t-on un poids différent par rapport à d’autres erreurs ? Il m’est arrivé de voir des textes parfaitement bien orthographiés, mais mal argumentés, mal structurés et à la limite du compréhensible. Eh bien, je préfère l’inverse…
Orthographe et émotion
Le problème de l’orthographe, c’est que c’est aussi une question passionnelle. Malheur aux vaincus. La maîtrise du français est souvent un « argument » pour démolir celui qui a eu le malheur de commettre des erreurs de français dans son message sur tel ou tel forum Internet. On se gausse de celles et ceux qui commettent des fautes ; on cherche à leur faire honte ; on met au pilori les textes publics qui en contiennent. L’excès dans les imprécations est fréquent : non loin d’« orthographe », on trouve « truffé de » ou « bourré de » sinon l’idée d’un « massacre » à arrêter. Les insultes ne manquent pas (le « putain » de Bescherelle ta mère, par exemple), le mépris s’affiche assez ouvertement: c’est alors que la dimension morale de la faute prend tout son sens par rapport à l’erreur vénielle et pardonnable. On peut faire une erreur de calcul, mais on fait une faute d’orthographe. N’en doutons pas, cette stigmatisation fonctionne : il n’est pas rare de voir des personnes ayant une piètre orthographe exprimant de la honte ou de la gêne, se plaignant d’être pris pour des nuls. Certains pourront se dire que cela aide à faire plus attention ou à apprendre. Mais est-ce la bonne méthode ? A-t-on envie de se lancer dans un terrain que l’on sait miné (« les pièges de la langue ») ? Et dans un terrain que l’on sait non maîtrisable dans l’absolu – qui ne commet aucune faute dans les dictées de Pivot ?

L’orthographe n’est pas qu’une norme de la langue, c’est une norme sociale. Or, cette dernière norme évolue assez peu : si cela reste une valeur-étalon, si on ne cesse d’attester qu’une lettre de motivation ou un curriculum vitae en contenant est un critère de classement vertical pour l’entretien d’embauche, on creuse le gouffre entre l’exigence sociale et la perte des heures de français consacrées à l’orthographe. Dès lors, on a tout intérêt à savoir maîtriser la langue quand c’est nécessaire et aller au-delà de ce que l’école peut actuellement fournir.
On peut même dire – et je m’excuse de toujours tout ramener à cela – que l’orthographe, c’est aussi de la rhétorique. Une piètre orthographe est souvent prise comme indice pour construire une image de quelqu’un. Pas étonnant qu’on recommande partout de faire attention au français quand on écrit un CV ou une lettre de motivation (ici, par exemple). Mais cette unanimité se lézarde. Il est frappant de constater par exemple la coexistence d’un double discours: celui de l’exigence absolue et celui de la relativité des fautes. Plusieurs collègues, dans des disciplines enseignées en français, affirment ainsi ne pas tenir compte de l’orthographe tant qu’elle ne nuit pas à la compréhension du propos. Mais, d’autres renvoient les « torchons » aux auteurs et exigent une orthographe impeccable avant de corriger. Deux poids, deux mesures pour un même étudiant déboussolé. La co-existence de telles attitudes devant la faute illustre sans doute un changement de mentalité sur la question de l’orthographe – la norme sociale n’est plus absolue -, mais il serait risqué, à mon sens, que n’importe quel scripteur se fonde sur la norme la moins contraignante lorsqu’il connaît mal les destinataires de son écrit. J’entends trop souvent des étudiants affirmer qu’ils font certes des fautes, mais que ce qui compte, au final, c’est ce qu’ils racontent. Ce faisant, ils prennent un risque sur le plan de l’efficacité discursive qui me semble disproportionné et peinent à comprendre, avec de tels propos, que les fautes ne sont pas « juste des fautes », pas graves, mais aussi des indices qui sont reliés à une forme de représentation que l’on se fait du sérieux dans le travail, voire, et c’est malheureux, de l’intelligence de l’auteur.
Le poids des fautes
La faute est-elle vraiment toujours un indice de négligence ? Je suis vraiment surpris, depuis que je m’intéresse de loin à la chose, par un discours peu nuancé sur les fautes : toutes semblent avoir le même poids – jusqu’à l’oubli des points sur les i comme on l’a vu. Je suis intimement persuadé, sur le plan rhétorique de la réception d’un texte mal orthographié, qu’il existe une échelle de gravité des fautes. A part quelques puristes, il serait assez étonnant qu’on sanctionne « je vais pallier à ton absence » – au lieu de « je vais pallier ton absence » – tant il n’est pas évident que l’évaluateur lui-même sache la construction grammaticale de ce verbe dont l’usage fautif est plus fréquent que l’usage correct. Il serait encore plus étonnant que l’on remarque la mauvaise orthographe de syzigies (cela s’écrit « syzygies ») tant le terme est rare.
En revanche, « Mon fils à trouver une bague dans le jardin » fera probablement hurler plus d’une personne. Il existe à mon avis des fautes bien plus stigmatisantes que d’autres – les homophones « a » et « à » en font partie ainsi que les verbes en finale –é, -er, -ez. Quoique fautes au même titre que les autres, elles sont facilement perçues comme graves et ont un potentiel de déflagration plus fort, sans doute parce que l’on apprend depuis la petite scolarité les distinctions entre le verbe « avoir » et la préposition « à » ou le truc mnémotechnique « vendre ou vendu ». Commettre encore de telles fautes après des dizaines d’années de scolarité sera facilement perçu comme une négligence crasse, un irrespect fondamental tant pour la langue que pour le destinataire d’un tel message. Et donc, non, on ne peut pas s’en foutre, Monsieur, du moment que l’on me comprend. Car de telles erreurs se voient comme un nez au milieu de la figure : on ne voit plus qu’elles, ce qui diminue dans le même mouvement notre attention sur le reste, sur « ce qui importe vraiment ».
Et alors, comment?
Tant que l’orthographe est une norme sociale aussi rigide et donne lieu à des éclats émotionnels aussi forts, elle reste importante à pouvoir maîtriser en certains contextes. Comment faire dès lors face à la baisse du niveau ? Faut-il une solution politique ?
Ma position est la suivante : l’orthographe exige moins une forme de perfection inatteignable en tout temps et en tout lieu qu’une forme de vigilance critique à rendre saillante en certains contextes. Olivier Houdé, dans son « Que sais-je ? » sur le raisonnement, évoque évidemment les sciences cognitives qui déterminent deux systèmes de rationalité : le système lent, procédurier, attentif au détail et le système rapide, nettement moins fiable, mais moins chronophage. Il y ajoute cependant un troisième système, qui exerce une forme de vigilance par rapport aux erreurs que l’on peut commettre avec le système rapide. Houdé prend un exemple de formulation de problème de mathématiques (voir aussi ici), mais on peut, je pense, le transposer à la question de l’orthographe. Si on ne se souvient pas précisément des règles ou si on n’y prête pas une attention particulière, parce que l’on est par exemple concentré sur le contenu du message, on se contente souvent d’impressions – parfois on écrit deux versions d’un même mot pour voir la graphie qui nous semble la plus jolie. C’est donc le système rapide et intuitif qui agit ici. Le minimum souhaitable pourrait être que des alarmes se déclenchent dans le système vigilant. A chaque fois que l’on écrit « après que », plutôt que de savoir la règle ou de se la répéter comme un mantra que l’on oubliera peut-être – « après que » demande l’indicatif (« après qu’il est parti »; si, je vous l’assure) – il faudrait créer des exercices non pour mémoriser la règle, mais pour qu’une sonnette d’alarme mentale se déclenche, nous invitant à prêter attention à cette chose que l’on sait piégeuse ou contre-intuitive et nous incitant à bloquer le système rapide pour contrôler nos intuitions. Plutôt qu’apprendre des solutions, il me paraît plus pédagogique d’apprendre à repérer des problèmes potentiels.

Toujours dans mon monde idéal, je rêverais que l’on remplace la peur des fautes et la honte de les avoir commises – héritage historique de la dictée comme exercice suprême – par le plaisir de la découverte et l’éveil de la curiosité. Attention, autant je me permets de tancer les négligents en certains contextes importants (je rassure mes amis: pas dans les SMS que je reçois) et de leur montrer à quel point leur négligence peut être affiliée à un manque de respect, autant j’invite les personnes en peine avec l’orthographe à se l’approprier comme un terrain de jeu et non comme ce terrain de guerre où l’on peut perdre sa face et son honneur.
Je ne suis pas pédagogue et ne proposerai donc pas de solutions pour l’enseignement de l’orthographe, mais on peut penser à quelques astuces: mettre un dictionnaire de pièges orthographiques dans les lieux d’aisance et le zieuter à chaque fois que la nature nous contraint à y poser notre séant; s’abonner à une page Facebook qui envoie chaque jour une phrase contenant une faute d’orthographe à localiser; s’amuser à chercher un mot difficile à orthographier en feuilletant un dictionnaire étymologique (celui que vous aurez placé à côté du dictionnaire des pièges) pour découvrir par exemple que, comme « policlinique » vient du grec polis (la ville) et non de polus (nombreux), on n’écrit pas « polyclinique »… J’ai le sentiment que le goût de la langue ne vient pas du goût des règles mais du goût de l’histoire que ces règles cristallisent. Je pense aussi que s’interroger par petites doses devant une spécificité orthographique, la raconter à d’autres, l’inscrire ainsi dans une mémoire anecdotique et historique permet de mieux ancrer sinon la règle ou le piège, du moins le fait qu’il faut se méfier lorsqu’on accorde, par exemple, « tel » ou « tel que »…
Coda
Au moment où je mets en ligne cette réflexion, l’angoisse me taraude: contient-il une faute ?